La Bolivie avant des élections générales

A la veille d’élections générales en Bolivie, dans un contexte de tension politique et sociale, le P. Cyrille, en mission à Cochabamba, analyse la situation du pays.

Analyse du panorama bolivien à la veille des élections générales de 2020

Aussitôt tombé le diagnostic officiel de l’OEA concluant à la fraude électorale au premier tour des élections générales d’octobre 2019, les forces armées et la police nationale suggérèrent à Evo Morales de démissionner pour pacifier la Bolivie. Quelques heures plus tard, victime autoproclamée d’un « coup d’état des forces impérialistes », le premier président indigène de la Bolivie s’envola, accompagné d’une partie de ses ministres. Direction le Mexique, client officieux du narcotrafic d’État. Y compris après leur sortie du territoire national, ceux qui entendaient rempiler pour un quatrième mandat évidemment contraire à la Constitution et de surcroît au référendum du 21 février 2016, n’eurent de cesse d’alimenter ce qui aurait bien pu dégénérer en guerre civile. Arrosées par des billets sortis de la Banque Centrale de Bolivie par camions blindés entiers, quelques heures avant la fuite de Morales, et armées comme des milices paramilitaires, des hordes de délinquants vouées à la déstabilisation du pays bloquèrent le ravitaillement des grandes villes et semèrent consciencieusement la violence et le chaos, tandis que les populations indigènes étaient mises dans l’obligation de participer aux manifestations.

2020.08.27_Bolivie_Elections-générales. La Bolivie avant des élections générales

Le 12 novembre suivant, au beau milieu de ces convulsions sociales, Jeanine Áñez assuma la présidence de l’État plurinational par succession constitutionnelle. Dans son discours officiel du 22 janvier 2020, la seconde femme présidente intérimaire de Bolivie s’est engagée à travailler dans deux directions. D’une part vers la pacification du pays et la convocation de nouvelles élections générales. Et d’autre part vers la révélation de la corruption du gouvernement précédent et la lutte contre les abus de pouvoir tels que les détournements de fonds publics en faveur d’un parti politique. Mais, deux jours plus tard, elle se portait candidate aux futures élections présidentielles, contrairement à sa déclaration du 5 décembre 2019. Candidature motivée sans doute autant par l’absence de leaders crédibles sur l’échiquier politique national que par la soif de pouvoir.

Certes, la cheffe de l’État fit tout d’abord preuve de fermeté en imposant le confinement national, le 21 mars 2020, cinq jours seulement après la France, puis la quarantaine aux ressortissants boliviens se présentant aux frontières. Toutefois, sa gestion de la crise sanitaire a ensuite dérapé. Débordée par les couches de la population bien décidées à faire passer leur propre survie économique avant la santé du pays ou que rien au monde ne parvenait à convaincre de l’existence du COVID-19, Áñez a préféré botter en touche, délégant aux gouvernements municipaux la décision forcément impopulaire de prolonger le confinement flexible ou pire encore de faire retour au confinement rigide.

Peu après que Mgr Ricardo Centellas, président de la Conférence Épiscopale, a questionné ouvertement leur absence, les 170 premiers respirateurs artificiels espagnols que le gouvernement devait acquérir grâce aux fonds de la Banque interaméricaine de développement, firent enfin leur apparition mais comme le motif d’un mini Watergate ; ils avaient été facturés la bagatelle de 26.000 $ pièce, soit plus de 4 fois leur prix. Le scandale éclata début avril, obligeant la présidente à remplacer ipso facto le ministre de la Santé. L’analyse des conversations téléphoniques de ce dernier démontra qu’il avait agi en lien avec des proches de l’ancien gouvernement. Mais Áñez eut beau affirmer qu’elle ignorait tout de l’affaire, ce soubresaut vint grossir une liste déjà trop longue de cas avérés de corruption au sein de son propre gouvernement et de plusieurs grandes entreprises d’État, durant son bref mandat provisoire. Coaction et concussion, népotisme et trafic d’influences, malversations et autres commissions irrégulières dans la répartition de contrats, et usage indu de biens de l’État, décidément la maison ne recule devant aucun sacrifice quand il s’agit de jeter le discrédit sur son propre travail et sur ses critiques à l’encontre du gouvernement précédent. De toutes les manières, comment les commentaires d’Áñez à l’encontre du populisme de Morales seraient-ils pris au sérieux si, à l’approche des élections, la voilà qui multiplie les allocations exceptionnelles et qui, à seulement deux mois des élections, entend engager son successeur à en pérenniser certaines ?

Par ailleurs, la nomination d’un quatrième ministre d’origine croate, à la Planification et au Développement, a fait parler de mafia étrangère dans le gouvernement transitoire. Grand patron ouvertement favorable aux OGM et ex-président d’un comité jadis voué à impulser l’autonomie du département de Santa Cruz, Branko Marinkovic réunissait à peu près toutes les qualités susceptibles de provoquer la plus vive opposition des populations indigènes et du MAS (Mouvement vers le Socialisme), qui en a fait une icône nationale du séparatisme et du racisme à la bolivienne.

Si la présidente a dû faire face à l’opposition constante d’une Assemblée nationale majoritairement acquise au MAS, et qui décréta un rabais rétroactif de 50 % sur les loyers durant le confinement rigide, elle n’a pas pour autant manifesté la volonté politique de revenir sur les lois par lesquelles son prédécesseur avait fait voler en éclats l’intangibilité des parcs naturels amazoniens pour mieux en permettre le saccage des ressources naturelles par des entreprises de toute sorte. Pas un mot non plus sur le plan d’usage des sols mis en œuvre par le régime précédent, au risque d’en finir avec l’habitat naturel des ethnies amazoniennes, et encore moins sur les centaines d’incendies provoqués durant son mandat dans la même zone du pays, toujours dans le but de repousser davantage les frontières agricoles. Comme si le capitalisme sauvage devait être l’horizon ultime des régimes de gauche comme de droite.

Pendant ce temps, la pandémie du COVID-19 suit son cours en Bolivie. Le mois dernier, le ministère de la Santé déplorait jusqu’à 170 levées de corps par jour dans la seule ville d’El Alto. Plus récemment, il enregistrait une hausse de 2.031 cas confirmés dans la seule journée du 19 août, qu’il est sans doute trop tôt pour pouvoir identifier à un pic. Enfin, il déclarait hier soir 108.427 cas positifs et 4.442 morts du COVID. C’est précisément parce que l’urgence sanitaire était et est encore d’actualité que le Tribunal Suprême Électoral a retardé les élections générales du 3 mai au 17 mai, puis au 6 septembre et enfin au 18 octobre 2020. Ces dernières doteront le pays non seulement d’un président et d’un vice-président mais encore de 36 sénateurs, à raison de 4 pour chacun des 9 départements du pays, et enfin de 130 députés, selon un rapport proportionnel à l’importance de la population des mêmes départements.

Toutefois, téléguidés depuis la luxueuse résidence argentine d’Evo Morales, déployés in situ par les tout-puissants syndicats de producteurs de coca et relayés par le MAS dans son ensemble, des manifestations multitudinaires et d’importants blocus furent mis en place pour réclamer non seulement le maintien des élections au 6 septembre, en dépit des évidents risques de contagion massive, mais encore la démission de la présidente intérimaire. Selon son habitude, le MAS n’a pas hésité à payer grassement la mobilisation des différentes organisations sociales paysannes et à imposer de sérieuses amendes aux contrevenants. En empêchant par la violence le ravitaillement des grandes villes en oxygène et en médicaments, ces blocus armés ont provoqué la mort d’une quarantaine de malades du COVID. À leur décharge, la majorité des ruraux qui appuyèrent les blocus mortifères sont largement désinformés et ignorent à quel point en défendant les intérêts de l’ex-gouvernement, c’est surtout les intérêts des tout-puissants producteurs de coca qu’ils défendent.

Sachant qu’un bain de sang réduirait à néant ses chances déjà faibles de gagner les élections, la cheffe de l’État s’est contentée d’intenter une action en justice contre son prédécesseur et ses hommes de main, à la fin du mois dernier. Au comble du cynisme, le MAS a aussitôt présenté à l’Assemblée qui lui est acquise un projet de loi octroyant l’amnistie aux auteurs des blocus. Entre temps, le 15 août, les négociations entre les deux blocs ont débouché sur la levée partielle puis générale des blocus.

Pour sa part, le 19 août dernier, dans son discours inaugural de l’assemblée semestrielle – cette fois virtuelle – des évêques de Bolivie, Mgr Centellas a clairement dénoncé la loi électorale en vigueur et le silence de la justice bolivienne face à la fraude électorale d’octobre 2019 comme deux facteurs n’offrant pas les garanties d’une élection transparente. Au passage, le président de la conférence épiscopale invita les dirigeants à monter dans la barque de l’unité plutôt qu’à se noyer dans les ambitions de pouvoir.

En ce qui concerne la justice bolivienne, il faut rappeler ici que, depuis l’année dernière, elle a été saisie par différentes instances à l’encontre de Morales et de plusieurs de ses collaborateurs pour six chefs d’inculpation complètement différents :
Falsification de preuves dans l’affaire du triple homicide de l’hôtel des Amériques en 2009 ;
Génocide, terrorisme et sédition lors des soulèvements d’octobre 2019 (accusation également portée devant le Tribunal international de La Haye) ;
Usurpation des fonctions présidentielles lors de l’inauguration d’un marché couvert dans le sud du pays en décembre 2019 ;
Trahison à la patrie pour avoir reconnu devant le Tribunal International de La Haye à une partie de la rivière Silala le statut de cours d’eau international ;
Attentat contre la santé publique et incitation à la délinquance lors des manifestations et blocus de juillet-août 2020 ;
Stupre et détournement de mineures.

Si le gouvernement provisoire est à l’origine de plusieurs de ces procédures pénales, dont la dernière date seulement d’il y a trois jours, on pourra s’étonner qu’il n’ait à ce jour rien intenté d’une part pour dissoudre légalement le MAS eu égard à son accablante responsabilité dans la fraude électorale d’octobre 2019 et d’autre part pour accuser Evo Morales de soutenir le narcotrafic.

En ce qui concerne la loi électorale en vigueur, elle fut rédigée avec le conseil d’experts vénézuéliens et espagnols, promulguée par le MAS en 1991, puis légèrement modifiée en 1996 et en 2014. Dans une perspective compensatoire, elle a doté d’une surreprésentation à l’Assemblée nationale les départements boliviens peu peuplés pour renforcer leur développement. Du coup, en octobre prochain, les zones rurales où vit seulement 28% de la population bolivienne éliront la moitié des députés du pays, l’autre moitié restant à la charge des grandes villes où vivent les 72% restants. Non content d’avoir pratiquement déboulonné les assises de la démocratie, le tendancieux héritage éviste du « vote pondéré » implique en outre que, ce 18 octobre, un suffrage exprimé dans le Béni – où ne vit que 4,2% de la population bolivienne – aura 84% plus de poids qu’un suffrage exprimé dans l’une des trois métropoles du pays (La Paz, Cochabamba et Santa Cruz). Là non plus, le nouveau gouvernement n’a pas procédé à la réforme attendue.

Pendant ce temps, Carlos de Mesa Gisbert n’a pas su tirer sa carte du jeu. Complice des massacres ordonnés en octobre 2003 par Gonzalo SÁnchez de Lozada, auquel il succéda immédiatement, l’ex-président n’a failli être réélu fin 2019 que grâce au ras-le-bol général face aux dérives dictatoriales et à la corruption ouverte du gouvernement d’Evo Morales. Jugées insignifiantes, ses rares interventions publiques depuis la fin de l’année 2019 n’ont fait qu’amenuiser ses ultimes chances de revenir au pouvoir.

On l’aura compris, le prochain 18 octobre, ni Áñez ni Mesa ne seront probablement élus à la présidence. Si l’absence de leaders dignes de confiance sur l’échiquier politique bolivien se fait sentir comme un an auparavant, le gouvernement provisoire aura même réalisé le coup-de-force de réduire à néant le ras-le-bol anti-éviste d’octobre 2019. Lequel des huit candidats à la présidence pourrait dès lors être élu ? Probablement Luis Arce Catacora, l’un des anciens ministres d’Evo Morales qui n’ont pas opté pour l’exil. S’il a clairement pris la tête des sondages, ce n’est pas parce qu’il est regardé comme un brillant économiste mais parce que sa candidature incarne le retour à un régime qui a garanti au pays au moins deux choses : une certaine prospérité et une certaine intégration des populations indigènes.

D’abord, la relative prospérité qui accompagna les trois mandats successifs de Morales eut aussi des causes externes, comme la croissance économique, aussi bien qu’internes, comme le narcotrafic. Durant ces 14 ans, la pauvreté a reculé de plus de 34% et le PIB, qui en 2002-2005 avait déjà commencé à croître de 3,45% par an en moyenne, est passé de 1.011 $ à 3.548 $ par habitant. Malheureusement, ces derniers chiffres ne reflètent pas la réalité de la majorité des Boliviens, tant l’écart entre riches et pauvres demeure important. Et puis, si le gouvernement Morales a surfé sur la vague de la croissance, ce ne fut pas seulement grâce à la renationalisation et à la renégociation des contrats d’exportation des hydrocarbures qu’il mit en œuvre dès son arrivée mais aussi grâce au prix des matières premières et aux investissements réalisés par les gouvernements précédents entre 1996 et 2005, notamment en termes de prospection des hydrocarbures et de fiscalisation des exportations. Ajoutons que le processus de renationalisation n’est pas parvenu à compenser la chute des investissements privés et qu’entre 2014 et 2019, la dette publique a augmenté de 38 à 53% du PIB, tandis que les réserves internationales passaient de 46 à 20% du PIB. Du coup, les tranches de la population qui sont sorties de la pauvreté n’ont pas pour autant acquis les capacités d’épargne et d’adaptation qui leur permettraient de faire face aujourd’hui à la crise économique qu’impliquent forcément cinq longs mois de paralysie totale ou partielle des activités. Quant au narcotrafic, force est de reconnaître qu’après les 14 ans du MAS au pouvoir, 60% de la cocaïne qui pénètre aux États-Unis est tout-de-même d’origine bolivienne. Mais, pour beaucoup, l’équation se résume à un constat : « Avec Evo, au moins, nous avions de quoi vivre. »

Ensuite, l’intégration socio-politique des populations indigènes, si longtemps reléguées par une mentalité post-colonialiste plus ou moins claire, a été l’un des piliers de l’évisme, car aujourd’hui encore plus de 62% de la population bolivienne se déclare indigène. Identifiés au premier président indigène, qui a concrètement amélioré leur accès à la santé, à l’éducation, à un habitat digne, aux sports et au transport, les Amérindiens de Bolivie n’ont pas seulement fait leur entrée dans le paysage socio-politique national mais ils l’ont pratiquement fait leur. Dans le même temps, Evo Morales les a manipulés et instrumentalisés à satiété. Abusant du culte rendu à sa personnalité et prêt à tout pour rester au pouvoir, ce dernier n’a jamais agi en conformité avec la tradition indigène des mandats rotatifs, n’a rien fait pour endiguer l’exode rural qui est l’un des principaux facteurs de la perte d’identité culturelle des 36 ethnies du pays, a couvert les malversations millionnaires du fond de développement indigène et a de surcroît favorisé les modèles extractiviste et extensif non respectueux des populations amazoniennes ni encore moins de la Pachamama. Mais, là encore, bien qu’il soit parties prenantes du paysage socio-politique bolivien, les indigènes ne se sentent pas inclus par le gouvernement actuel.

Enfin, dans ce paysage socio-politique quelque peu complexe, l’Église Catholique devra faire face aux défis suivants :
– À favoriser et à organiser la nécessaire solidarité avec les victimes directes et indirectes de la pandémie
, tant ils sont nombreux ceux qu’un confinement prolongé a laissés sur la paille.
– À ouvrir les yeux des fidèles non seulement sur les véritables intérêts de l’ancien gouvernement et sur ses liens intrinsèques avec le narcotrafic mais encore sur les motivations du gouvernement transitoire et sur sa corruption et ses incohérences.
– À exiger des dirigeants non seulement qu’ils fassent passer la santé publique et le bien commun avant les intérêts des groupes et des partis mais encore qu’ils réunissent les conditions de la transparence du processus électoral
. Là encore, le président de la Conférence Épiscopale ne devrait pas être le seul à prendre la parole publiquement.
À regagner, depuis le clergé, la confiance d’un Peuple de Dieu souvent déçu par 5 mois de suspension virtuelle des activités apostoliques, sociales et liturgiques, alors qu’il attendait certes la prudence en défense de la vie mais aussi davantage de courage pour accompagner anciens, malades et mourants, davantage de prophétisme au sujet de la situation socio-politique, et même davantage de créativité dans les interventions retransmises sur les réseaux sociaux.

Cochabamba, dimanche 23 août 2020
Cyrille de La Barre de Nanteuil, cm

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