Les femmes et l’Église au Mexique

L’interview que nous a accordée Sr Marilú Rojas Salazar  nous brosse un portrait de la situation de l’Église du Mexique sous l’angle de la place accordée aux femmes.

2020.06.10_Mexique_Femmes&Église

Sr Marilú entourée des participants à un groupe de formation.

Théologienne et féministe

Marilú Rojas Salazar, religieuse missionnaire de Sainte Thérèse de Lisieux, est docteure en théologie de l’université catholique de Louvain, théologienne écoféministe, et travaille à l’Université ibéro-américaine des jésuites à Mexico et à Puebla ainsi qu’avec les Lasalliens. Elle a fondé l’académie théologique mexicaine ainsi que la revue Sofias, fait partie de l’association des théologiennes féministes du Mexique et travaille auprès de différents collectifs de femmes ainsi que de Communautés Ecclésiales de Base dans des quartiers populaires.

Comment es-tu devenue féministe ? Qu’est-ce que le féminisme ? Comment s’incarne-t-il au Mexique ?

Je suis devenue féministe grâce à la docteure en théologie Maria Van Doren (belge), c’est grâce à elle également que je suis allée faire mon doctorat à Louvain. Le contexte de la société mexicaine est particulièrement patriarcal : la famille est patriarcale, le couvent, bien qu’exclusivement féminin, est très hiérarchique. En règle générale, la structure des couvents, des séminaires est patriarcale et kyrio-centrée (centrée sur la figure du Seigneur).

Pour comprendre le féminisme, il faut se rendre compte qu’il comprend plusieurs courants : américain, afro-descendant, lesbien, noir, queer, anarchiste puisque le concept de femme n’est pas unique. Les femmes sont diverses, il y a un croisement d’origines ethniques ou d’appartenance sociale, pour n’en citer que quelques-uns.

Au Mexique, le féminisme commence à prendre de l’ampleur à partir des années 90 et l’assassinat de femmes à Ciudad Juárez. On pensait alors que cela était une des conséquences du narcotrafic. L’anthropologue Marcela Lagarde va forger le concept de féminicide : fait d’assassiner une femme pour le simple fait qu’elle est une femme, en utilisant la violence sexuelle et la brutalité. Ce n’est pas un homicide. Ce terme et cette différenciation sont très importants pour parler de la violence de genre. Les hommes assassinent des hommes et des femmes à cause de la masculinité toxique, celle qui doit démontrer qui est le plus fort. C’est pour cette raison que le concept de feminazi ne peut pas exister : les féministes n’ont pas créé de camps de concentration.

Au début, les villes de Ciudad Juárez, Mexico et Veracruz enregistraient les taux de féminicide les plus élevés. Mais aujourd’hui le phénomène s’est généralisé à tout le Mexique. Il s’enracine dans la structure de la famille patriarcale mexicaine moyenne : le leadership du père, qui est un macho, et la mère soumise.

Le féminisme commence à arriver dans l’Église dans les années 60 et 70. Des théologiennes appartenant au courant de la théologie de la libération participent activement mais ne sont pas nommées, nous pouvons penser à Ivone Gebara (Brésil) ou à Elsa Támez (Mexique). Pour citer un autre exemple pendant la rencontre de Puebla[i], en 1979, onze documents parlent de la condition de la femme, pendant la conférence d’Aparecida, en 2007, il n’y en a aucun.

Nous, femmes théologiennes latino-américaines, nous avons dû faire du chemin ensemble pour nous assumer comme féministes puisque nous aussi, nous sommes marquées et influencées par les clichés liés au féminisme : ce sont des femmes en colère, toutes des lesbiennes, contre les hommes, elles nous discréditent. Au début nous ne parlions pas de théologie féministe, mais de « théologie à partir de la femme croyante, théologie avec un regard de femmes, etc. ». Dans les années 2000, Elsa Támez assuma le « nous sommes féministes » et les autres théologiennes eurent alors le courage de l’assumer également.

Au Mexique, le féminisme s’est affermi face au patriarcat qui s’est renforcé d’une manière très violente. La société porte ses « croix » : le narcotrafic, le narco-état (les gouvernements alliés des trafiquants), les processus migratoires renforcés au sein du pays (puisque le Mexique était un pays de passage et aujourd’hui un pays de résidence pour des personnes qui viennent du Honduras, d’Haïti…), l’augmentation de la pauvreté, la violence due à l’injustice sociale. Tout cela entrelacé. Donc, le patriarcat est également en colère puisque les femmes s’émancipent de plus en plus : elles travaillent, votent, héritent, ont accès à la santé, participent à la vie active de la société. En soixante ans, nous avons acquis des droits, et le patriarcat n’a pas pu l’empêcher. La société change, les femmes trouvent des emplois alors que cela reste plus difficile pour les hommes, ce qui génère de la frustration. Une autre source de frustration particulièrement importante est la volonté des femmes de disposer librement de leur corps, alors que celui-ci a toujours été soumis aux règles édictées par des hommes. De son côté, l’Église réagit contre le féminisme quand le mouvement commence à insister sur les droits liés à la reproduction. Ainsi l’Église, en raison de sa morale assez vieillotte datant du Moyen âge et de l’époque victorienne (et l’ensemble des Églises) commence à discréditer le féminisme. Le grand défi de l’Église est de renouveler la morale et l’éthique. La société mexicaine est très conservatrice, patriarcale, machiste. Si à cela nous ajoutons une Église conservatrice et peu ouverte, une pauvreté de plus en plus importante, une impunité hors norme, on a un terrain propice à la promotion des violences faites aux femmes. Depuis 20 ans, le Mexique est en guerre contre le narcotrafic et le narco-État qui a, du coup, décidé de déclarer la guerre au peuple ; or en temps de guerre, le corps des femmes est un territoire à conquérir, à soumettre, à faire souffrir.

Féminisme aujourd’hui

Aujourd’hui nous rentrons dans la quatrième vague du féminisme, qui, comme tout mouvement social, est né dans la rue, avant d’être repris par les théoriciennes. Aujourd’hui ce sont des femmes plus jeunes qui reviennent à un mouvement de rue, à son origine. Le féminisme existe parce que le patriarcat existe, c’est pour cela que le féminisme ne devrait pas avoir d’avenir. Sinon cela signifie que la violence machiste, les violences faites aux femmes et l’exclusion ont elles aussi un avenir. Actuellement les femmes plus jeunes invitent les femmes de la vieille garde, comme moi, à aller dehors, à occuper la rue. Le 8 mars dernier, le Mexique était le quatrième pays au monde en nombre de participants aux manifestations pour la journée des droits des femmes.  Cela traduit un ras-le-bol de la violence : chaque jour 11 femmes sont assassinées. Onze par onze, nous finirons par être toutes éliminées !

Le féminisme est également polarisé, puisqu’une partie de la société pense qu’être féministe c’est « être branchée », c’est « ad hoc », « in » et cela diminue la force du mouvement. Par exemple, le 9 mars dernier, un appel à la grève générale des femmes au Mexique a été lancé. Or le machisme est tel dans le pays que l’ensemble des institutions patriarcales, afin de détourner le mouvement, a déclaré « donner permission aux femmes de prendre la journée, et de se reposer ». Ceci nous rappelle qu’un grand travail de déconstruction du patriarcat reste à faire. Marcella Althaus-Reid parle d’un « féminisme à la vanille », un féminisme soft, doux. C’est un féminisme qui ne veut pas rompre avec l’institution patriarcale, un féminisme d’état, de classe moyenne nantie, d’intellectuelles qui ont le temps et les moyens de faire du féminisme. C’est un féminisme typiquement néolibéral, des femmes théoriciennes de droite sans militance. Toutefois, l’enjeu ce n’est pas de se battre entre féministes. Il faut comprendre que le féminisme est aussi grand et diversifié que les femmes existant sur la planète : un féminisme œcuménique, aux couleurs différentes et qui doit le rester.

Aujourd’hui, nous devons voir le mouvement féministe comme un mouvement prophétique. Je m’explique : un jour, un prêtre me disait « vous gagneriez plus dans le féminisme si le mouvement était beau, féminin, doux… ». Et j’ai pensé au prophète Isaïe quand il décide de se dénuder pour que le peuple l’écoute, comprenne qu’ils vont partir en exil, et le peuple finit par l’écouter. De la même manière qu’aujourd’hui certaines femmes décident de montrer leur corps dénudé pour se faire entendre. Pourquoi cela est-il dérangeant ? Parce que ce sont des femmes. Il faut retrouver la mémoire des femmes qui ont su faire la différence comme, au temps d’Esdras et Néhémie, les prophétesses d’Israël dénonçant les lois qui voulaient les soumettre. Il faut se rappeler de tous les ministères confiés à des femmes, notamment le diaconat, où les femmes âgées et les veuves avaient un rôle important. Cela a existé et a été oublié. De même que les mères de l’Église, ces grandes mystiques qui ont réfléchi au rôle de la femme. Aujourd’hui nous avons des féministes musulmanes, bouddhistes ou encore hindouistes. Cela est particulièrement important, parce que les trois grandes religions monothéistes sont patriarcales, misogynes et homophobes. Ce sont des religions prônant un Dieu très masculin qui ne dit pas grand-chose aux femmes. C’est pour cela que le féminisme est important : il nous rappelle que nous avons besoin de penser et de réfléchir autrement la façon dont les femmes vivent.

Défis du féminisme et raisons d’espérer

Un grand défi pour le féminisme est celui de la déconstruction de la masculinité hégémonique. Une tâche très ardue qui doit être accomplie par les premiers intéressés :  les hommes. Ceux-ci sont invités à devenir des alliés du féminisme, des traîtres au patriarcat puisqu’eux-mêmes souffrent de ce patriarcat qui leur fait du mal. Par exemple, le rôle traditionnel des hommes a longtemps été celui de pourvoyeur, protecteur et procréateur. Aujourd’hui le rôle des hommes est en train d’évoluer puisque les femmes travaillent et ne cherchent pas quelqu’un qui les protège mais quelqu’un qui partage les tâches, qui devienne un compagnon. Dans ce travail de déconstruction, il y a également le défi de déconstruire le mythe de l’amour romantique (du type hollywoodien) et la romantisation paulinienne de l’amour (l’amour est capable de tout), deux types d’amour déséquilibrés qui ont fortement contribué à la construction du patriarcat, c’est un amour qui ne libère pas. Le Christ est venu nous donner la force de renforcer nos capacités : la rencontre du Christ avec les femmes fait en sorte qu’elles puissent libérer le potentiel d’action qu’elles portent en elles.

Mon rêve est que les générations à venir ne vivent plus sous le patriarcat puisqu’elles ont les ressources pour le détruire. Le féminisme est prophétique parce qu’il est communautaire, global, sororal. La sororité est à entendre comme une fraternité de femmes capables de faire des pactes politiques. Cela nous oblige à aller au-delà de nos différences et à conclure des accords pour le bien de toutes. À celles qui disent « je ne suis pas féministe puisque je ne suis pas victime de violence, je n’ai pas vécu le machisme », nous rappelons que ce n’est pas parce qu’elles n’en sont pas victimes que le patriarcat et le machisme n’existent pas. Ces femmes ont le droit de ne pas être d’accord mais la moindre des choses, c’est de ne pas entraver le chemin que d’autres tracent pour le bien de toutes. Nous invitons ces femmes à être sympathisantes et à avoir de l’empathie, le féminisme n’est pas une obligation, mais une invitation.

J’espère que dans les années à venir, nous serons capables de transformer les relations entre êtres humains et avec les autres espèces avec lesquelles nous sommes en relation, tel que l’éco féminisme nous le propose.

Mon rêve c’est qu’un jour nous puissions nous asseoir à cette grande table que le Christ a proposée : la table de la Pâque juive, là où les hommes et les femmes sont assis ensemble, la table de l’équité et de l’égalité. La grande table où, hommes et femmes, nous nous regarderons tels que nous sommes : des semblables.

Et surtout, j’espère que nous pourrons prendre soin des uns et des autres

Propos recueillis par Marcela Villalobos Cid
Service national de la Pastorale des Migrants
Mai 2020

[i] Puebla et Aparecida, deux des villes où se sont tenues les Conférences générales de l’épiscopat d’Amérique latine et des Caraïbes.
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