Le Chili s’enflamme

En ce mois d’octobre le printemps était en train de s’installer, le président de la République chilienne, Sebastián Piñera, avait déclaré que le Chili était « une oasis de paix et de prospérité au milieu d’un continent en convulsion ». Au même moment une hausse du prix du ticket de métro venait d’entrer en vigueur : 30 pesos (3 centimes d’euro) de plus aux heures de pointe.
Pour ceux qui réclamaient, le ministre de l’économie avait eu une parole désagréable et méprisante invitant les gens et les étudiants à se lever plus tôt pour aller au travail et bénéficier ainsi du tarif plus bas aux premières heures de la journée.
Quand on voit le temps déjà passé par les gens dans les transports de cette mégapole, leur demander de se lever plus tôt est une vraie provocation. Les étudiants se sont mis à protester en fraudant en masse les tourniquets d’entrée du train souterrain. Et ce fut l’étincelle ! Le Chili s’enflamme !

Chronique d’une explosion sociale, du 18 au 26 octobre 2019.

Le Chili s’enflamme. Nicolas « Je ne grandirai pas dans la peur ».

Nicolas « Je ne grandirai pas dans la peur ».

Depuis que je vous écris, j’ai eu souvent l’occasion de vous décrire ce pays riche, organisé et fonctionnel, marqué cependant par une inégalité très grande entre riches et pauvres. 1% de la population chilienne concentre 33% de la richesse du pays. Une richesse dix fois moins concentrée en France, 20 fois moins aux États-Unis, ce qui fait du Chili un des pays les plus inégaux de la planète.

Le modèle économique libéral où tout est privatisé : la santé, l’éducation, les retraites, l’eau, avec en outre des salaires très bas, ne permet pas aux classes moyennes de sortir de leur condition. Beaucoup désespèrent d’arriver un jour à partager un niveau de vie décent.

50% de la population gagne moins de 500 euros par mois ; un niveau qui ne permet pas d’échapper à l’endettement chronique et qui ne permet pas non plus de faire face à la maladie, à l’inscription des enfants dans un collège de bon niveau scolaire ou aux imprévus. Les prix des loyers sont élevés et le logement aussi est tout un problème. Par exemple Andrés et sa maman travaillent tous les deux, ils gagnent en tout 750 euros mais payent 375 euros de loyer.

Se sont rajoutées ces dernières années des affaires de corruption massive dans la police et l’état-major des armées, des affaires de collusion entre entreprises pour fixer le prix du poulet, très consommé ici, ou encore du papier hygiénique. Mais encore la complète privatisation de l’eau et les conséquences possibles en période de sécheresse, l’exploitation effrénée du sous-sol par des entreprises étrangères, les revendications toujours repoussées du peuple mapuche… ont fini par exaspérer la population et générer une crise de confiance envers les politiques et les institutions.

L’étincelle des 30 pesos, donc, mit le feu au pays. La hausse du prix du métro a été rapidement abandonnée mais il était déjà trop tard. L’un des slogans de la révolte dit : « Ce ne sont pas 30 pesos le problème, ce sont 30 ans d’injustice ». 30 ans, le temps passé depuis le retour de la démocratie sans que ne soit abandonné le modèle ultra libéral de la dictature.

En définitive, ce que réclament les gens c’est donc l’abandon du tout libéralisé et une intervention plus grande de l’État dans la garantie de la répartition des richesses.

Vendredi 18 octobre

Ce jour-là vers 15h des étudiants bloquent les guichets de plusieurs stations de métro, laissant entrer gratuitement les passagers. En particulier Plaza Italia aux pieds du monument au général Baquedano. La Plaza Italia c’est le lieu naturel de rassemblement de toutes les manifestations de Santiago.

Des casseurs encagoulés commencent à incendier et détruire plusieurs stations de métro. Se sont-ils organisés à l’avance ? Qui a coordonné la violente casse initiale ? On ne le sait pas encore. Une énorme congestion de voitures se forme dans toute la ville en ce début de week-end. Des émeutes se forment au centre-ville dans la soirée et dans la nuit. Plusieurs bus sont incendiés au centre-ville.

Les perturbations du métro déjà perceptibles lors d’un trajet en voiture vers les quartiers nord-est où j’accompagne des amis de passage, me rattrapent station Tobalaba ; fermée par des grilles, des gaz lacrymogènes s’en échappent. Je marche jusqu’à la station Cristóbal Colón, comme toute une foule désorientée à la sortie du travail. Le train s’arrête quatre stations plus loin et je finis à pied, marchant pendant une heure jusque dans mon quartier.

Surpris par cette vague de violence inattendue, rentrant dans la nuit de la fête d’anniversaire d’un de ses petit-fils, le président de la République annonce aussitôt la mise en place de l’état d’urgence comme le prévoit la constitution. Cette constitution date de 1980 et avait été taillée pour le gouvernement du général Pinochet. La police est dépassée, la sécurité de la ville est confiée à un général, l’armée est autorisée à se déployer et à intervenir, les rassemblements sont interdits. L’armée n’était pas sortie de ses casernes pour contrôler la sécurité de la capitale depuis 1987 et la fin du gouvernement civil et militaire. Les vieilles peurs liées aux souvenirs de la dictature ressurgissent chez mes voisins.

Le pèlerinage à Sainte Thérèse des Andes prévu pour le lendemain est supprimé. 20 000 pèlerins étaient attendus. Nous devions nous y rendre avec la pastorale des jeunes de la paroisse.

Samedi 19 octobre

La matinée commence tranquillement, l’armée s’est déployée dans la ville. Que va-t-il se passer ? Sur Gran avenida general Jose Manuel Carrera, je vois un camion de militaires. Tout semble calme. Mais vers 13h la population sort en masse dans les rues pour manifester et rejoindre le mouvement initié par les étudiants et les casseurs de la nuit. La participation de la population est spontanée, il n’y a pas de leader. L’étincelle vient de mettre le feu aux poudres ! Toutes les frustrations sociales s’expriment alors surtout liées à l’inégalité entre riches et pauvres.

À la Legua, la population est invitée à se retrouver vers 17h place Salvador Allende. Beaucoup de jeunes dont ceux de la paroisse, plusieurs organisations sociales du quartier et des partis politiques sont là. C’est un « caserolazo » il s’agit de faire du bruit avec des ustensiles de cuisine. Je sonne la cloche de l’église pour manifester la solidarité de la paroisse avec le mouvement.

Dans la soirée le président de la République annonce l’abandon de la hausse du prix du ticket de métro, mais parle comme si le pays était « en guerre contre un ennemi puissant ». Ces paroles ne calment pas la situation. Plus tard, quand la nuit tombe, des barricades s’enflamment un peu partout dans les rues du quartier comme dans tout Santiago. Le couvre-feu est décrété de 22h jusqu’à 7h du matin.

Dimanche 20 octobre

Dès 7h, j’emmène en voiture Christa, haïtienne, à l’aéroport en compagnie de Jimena la maman de Montserrat. Après presque trois ans de présence au Chili, elle retourne pour la première fois au Pays. Elle va revoir ses enfants qu’elle a laissés derrière elle dans sa migration. Je vois en cours de route que les barricades incendiées ont été très nombreuses à travers Santiago. L’aéroport perturbé pendant la nuit retrouve sa vie normale.

Dans la journée les émeutes reprennent. Dans certains quartiers de grande manifestations pacifiques réunissent des milliers de personnes. Dans l’après-midi des saccages de grandes surfaces et de magasins prennent de l’ampleur. De nombreux supermarchés sont incendiés. Une commune de Santiago, Puente Alto, est particulièrement sinistrée, c’est aussi celle qui concentre le plus grand quartier difficile de la ville « Bajo de Mena ». Ces saccages de grandes surfaces vont se multiplier. Ils n’ont rien à voir avec les revendications sociales et sont le fait de délinquants. Mais ils vont être spectaculaires, utilisés par le gouvernement pour discréditer les manifestations pacifiques.

Le couvre-feu est avancé à 19h00, personne ne semble décidé à le respecter. Les saccages se poursuivent aux portes du quartier dans un supermarché, une épicerie, un ensemble de magasins de vêtements de marque. Les petits jeunes narcotrafiquants sont les premiers à se précipiter dans une brèche du mur menant aux entrepôts des boutiques.

Les politiques et les syndicats ne s’expriment pas beaucoup. L’Église s’exprime par diverses voix pour rappeler que la justice sociale est la condition de la paix, mais sa voix ne porte déjà plus très loin. Quant aux curés de la capitale leurs réactions les montrent effrayés par l’agitation et ils invitent surtout à prier pour que la tranquillité revienne, sans autre analyse !

Le parlement se réunit pour annuler l’augmentation du prix du métro. Les sentiments de la population sont partagés. Angoisse, peur, désir de paix, espérance de transformations sociales en profondeur.

Lundi 21 octobre

La journée est marquée par de grands rassemblements spontanés, malgré l’interdiction. J’ai l’occasion de voir les militaires intervenir pour disperser un rassemblement près de l’hôpital Barros Luco. Leurs moyens sont très impressionnants, mieux vaut faire attention ! Les manifestations ont gagné tout le pays depuis Arica au nord jusqu’à Punta Arenas à l’extrême sud. Ce sont des rassemblements pacifiques et très suivis comme dans mon quartier où nous sommes très nombreux à taper sur des ustensiles de cuisine pour faire le plus de bruit possible dans un caserolazo local !

Les jeunes entraînés par l’enthousiasme de Montserrat, les paroissiens, dont plusieurs militent au Parti Communiste Chilien, sont en première ligne. La manifestation est très familiale, il y a plusieurs enfants. Même Nieves, une voisine, est venue sur son fauteuil roulant poussée par sa petite fille. Tout le monde est rentré pour le couvre-feu aujourd’hui fixé à 20h.

Ce ne sont pas 30 pesos le problème, ce sont 30 ans d’injustice

Dans les quartiers chics de la capitale, avenue Apoquindo, des rassemblements ont lieu également et sont dispersés sans pitié par les canons à eau de l’armée. D’innombrables rumeurs, fausses nouvelles, vidéos truquées se diffusent sur les réseaux sociaux ce qui rend parfois difficile de démêler le vrai du faux. Une quinzaine de personnes ont perdu la vie, essentiellement dans le pillage et l’incendie de supermarchés.

Le soir le président apparaît à la télévision pour annoncer des réunions politiques prévues pour le lendemain et envisager de nombreuses mesures sociales.

Mardi 22 octobre

Un premier bilan fait état, depuis le début du couvre-feu et des violences, de près de 2 500 arrestations, de dizaines de blessés par balles et 5 morts du fait des forces armées. Les comités de défense des droits humains alertent l’attention sur les abus de pouvoir des militaires.

À Valparaiso, la cathédrale a été saccagée montrant que certains profitent du chaos ambiant pour assouvir leur ressentiment contre l’Église ; à moins qu’ils ne cherchent du bois, celui des bancs, pour monter une barricade. Avec le Père Gérard nous envoyons un message à notre ami le Père Pedro, administrateur apostolique du lieu.

Les saccages continuent dans les supermarchés ce qui fait craindre un désapprovisionnement alimentaire. Ceux qui ont ouvert l’on fait sous protection policière et les files d’attente sont interminables. Dans certains quartiers les habitants s’organisent pour surveiller leurs pâtés de maison et prévenir le vandalisme. Un commerçant tire sur un assaillant et le tue. A la Legua la manif sur le même modèle qu’hier se déroule de façon pacifique entraînée par le groupe de danse folklorique Raypillan.

Pour ma part je vais à la veillée funèbre de Eduardo, 24 ans, mort d’une overdose de drogue. Je le connaissais ainsi que sa maman et sa famille. Il laisse une petite fille de quatre ans, beaucoup de peine et de tristesse, d’impuissance aussi pour lutter contre la drogue.

Une information surprenante est confirmée : la première dame, épouse du président de la République, a confié au téléphone à une de ses amies qu’il leur « va falloir abandonner leurs privilèges, que le gouvernement est dépassé, que tout cela ressemble à une invasion étrangère ». Malheureusement la conversation est diffusée en public. Son mari, Sebastián Piñera est la quatrième fortune du pays ! Certains connaisseurs de l’histoire de France comparent son épouse à la reine Marie-Antoinette !

À 22h Sebastián Piñera annonce dans un discours une longue série de mesures tous azimuts pour soulager la vie des plus modestes : augmentation des salaires, réduction du prix des médicaments, augmentation des retraites, etc….

Pour le lendemain une grève générale est annoncée !

Mercredi 23 octobre

De bonne heure, je vais au supermarché le plus proche. Pour éviter qu’il ne soit saccagé, une quinzaine de carabiniers en gardent l’entrée.

Dans la matinée une manifestation énorme se met en place sur l’artère principale de la capitale, la Alameda, c’est une grève largement suivie par diverses organisations professionnelles. La Plaza Italia ne va pas désemplir de la journée malgré les essais de la police d’en déloger les occupants.

Dans l’après-midi j’irai y faire un tour avec une jeune famille de mon passage et leur fils de 11 ans Nicolas ! Celui-ci a confectionné une banderole qui dit : « Je ne grandirai pas dans la peur ». Il peut s’agir de la peur des militaires dont a souffert autrefois sa famille. Par contre les narcos et les guetteurs du coin de la rue ne viennent pas. « Moi, je ne fais jamais de politique », me dit l’un d’eux à qui j’ai proposé de m’accompagner.

Des manifestations massives ont également lieu dans de nombreuses villes du pays. En général dans le calme. À Santiago malheureusement des casseurs interviennent toujours. À La Legua est organisée une « marmite commune » pour ceux qui reviennent de la marche. Le soir nouveau rassemblement local jusqu’au monument au président Allende.

Couvre-feu à 22h.

Jeudi 24 octobre

Nouvelles manifestations massives et pacifiques à travers le pays. Le ministre de l’économie demande pardon pour ses propos blessants d’il y a deux semaines.

A la Legua une batucada, batterie de tambours, a animé la soirée au croisement de la rue Pedro Alarcón et de l’avenue Industrias comme chaque soir depuis six jours. Toujours dans le calme et une bonne ambiance.

Couvre-feu à 22h à Santiago.

Vendredi 25 octobre

Une semaine après le début de l’explosion sociale nous sommes bien loin des passages en fraude dans le métro. Dès 7h, les camionneurs ont bloqué plusieurs entrées de la ville provoquant une congestion terrible dans tout Santiago.

Dans l’après-midi une manifestation énorme a envahi le centre-ville. Les autorités parlent d’un million deux cent mille personnes. Soit environ un habitant de Santiago sur six. Manifestation spontanée sans leader, sans mot d’ordre. Un sentiment partagé et les réseaux sociaux ont réuni le peuple.

La commune San Joaquin s’y rend en cortège auquel je me joins. C’est une immense fête. Tous les âges sont représentés. Des centaines de drapeaux chiliens tricolores, des drapeaux mapuches et des banderoles aux messages les plus divers flottent au-dessus des têtes. « Plus d’amour s’il vous plaît », « Quand la répression est un fait, la révolution devient un droit » … Mais surtout un refrain domine « Chile despertó » Le Chili s’est réveillé ! Peut-être le vrai réveil de la dictature et de ses séquelles économiques ?

La foule est énorme, avec notre groupe nous nous arrêtons derrière le podium d’un groupe de chanteurs. Au bout d’une heure des bombes lacrymogènes sont tirées pour disperser, loin de nous, des encagoulés qui ont mis le feu à des poubelles. La foule se disloque lentement, chacun faisant bien attention aux autres. Nous revenons vers notre quartier. Nous avons le temps, le couvre-feu est annoncé pour 23h jusqu’à 4 heures.

Dans l’immense foule de nombreuses pancartes demandaient un changement de constitution. Ce ne serait plus alors une révolte, mais le début d’une révolution, le début d’un nouveau Chili ! Un printemps chilien.

 

Jean-Marc Vigroux, fidei donum du diocèse d’Albi
Santiago du Chili, 26 octobre 2019

Explosion sociale … la suite, du 26 octobre au 10 novembre 2019

Alors que la contestation sociale bat son plein au Chili, des centaines de choristes se rassemblent pour chanter « El derecho de vivir en paz », Le droit de vivre en paix, de Victor Jara. Poète et chanteur populaire, arrêté lors du coup d’État du 11 septembre 1973, il est emprisonné et torturé au stade national avec de nombreuses autres victimes de la répression. Il est assassiné entre le 14 et le 16 septembre après avoir eu les doigts coupés par une hache.

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