Le basculement religieux latino-américain

Sous ce titre a été publié un excellent article dans la revue Hérodote de la fin 2018 consacrée à la « Géopolitique de l’Amérique latine ». L’auteur est un jeune chercheur José D. Rodriguez Cuadros, doctorant à l’EHESS.
L’auteur pointe plusieurs tendances lourdes de l’évolution religieuse du continent. Ce sont de véritables révolutions silencieuses qui au bout de quelques décennies ont bouleversé le paysage de l’Amérique latine. Pas seulement le paysage religieux. Mais bien l’ensemble de l’Amérique latine.

Le basculement religieux latino-américain. Rassemblement de membres de l'Assemblée de Dieu, regroupement d'églises chrétiennes évangéliques.

Rassemblement de membres de l’Assemblée de Dieu, regroupement d’églises chrétiennes évangéliques.

La première évolution à pointer est le recul du catholicisme en Amérique du sud. Jadis en situation de quasi-monopole religieux, l’Eglise catholique du sous-continent doit apprendre maintenant à vivre en situation de pluralisme. Pluralisme relatif, car l’Eglise catholique reste la dénomination la plus importante autour de 60 à 70% des habitants, c’est-à-dire de 60 à 70% des habitants s’identifient à l’Eglise catholique (lors de recensements ou de sondages d’opinion). Mais on est loin des 90 ou 95% de jadis.

Cela est vrai en particulier des « grands » pays catholiques que sont le Brésil et le Mexique. Ces deux pays restent à l’échelle mondiale les pays où l’on trouve le plus grand nombre de catholiques (devant les USA et les Philippines). Mais les catholiques n’y regroupent que 75-80% et 60% de la population du pays. En trente ans, le catholicisme a perdu dans chaque pays de 20 à 30 points dans l’identification religieuse des populations.

Affiliation catholique en Amérique latine, en % de la population(1)

1970 2014 Dif. 1970-2014
Argentine 91 71 -20
Brésil 92 61 -31
Bolivie 89 77 -12
Chili 76 64 -12
Colombie 95 79 -16
Costa Rica 93 62 -31
R. dominicaine 94 57 -37
Equateur 95 79 -16
El Salvador 93 50 -43
Guatemala 91 50 -41
Honduras 94 46 -47
Mexique 96 81 -15
Nicaragua 93 50 -43
Panama 87 70 -17
Paraguay 95 90 -5
Pérou 95 76 -19
Puerto Rico 87 56 -31
Uruguay 63 42 -21
Venezuela 93 73 -20

 Le catholicisme a perdu sa situation de monopole en Amérique du Sud, et ne regroupe plus que de 50 à 75% de la population dans ces pays.

La seconde évolution à pointer concerne l’Amérique centrale. Le catholicisme y est devenu minoritaire. Le nombre de catholiques a passé sous la barre des 50% de la population. Les pertes catholiques se font au profit des Eglises évangéliques qui se montent maintenant à 30 ou 50% de la population. Les pays emblématiques de ces évolutions, rapides pour des évolutions religieuses (qui sont plutôt lentes comme on sait), sont le Honduras, le Salvador, le Guatemala et le Nicaragua. On sait aussi que ces quatre pays sont particulièrement violents, l’Etat ne parvenant pas à faire régner la sécurité ou un certain ordre fondé sur le droit (lorsque ce ne sont pas les forces de sécurité –armée et police- qui sont elles-mêmes à l’origine de la violence). Il faudrait étudier plus à fond le lien entre recul de l’état de droit, violence sociale, et basculement du catholicisme vers les Eglises évangéliques.

 

Affiliation religieuse dans les Amériques, en %(2)

Catholiques Protestants Sans affiliation
Mexique 83,8 7,6 6,3
Costa Rica 63,4 22,9 10
El Salvador 44,3 35,3 7,5
Guatemala 47,9 38,2 11,6
Honduras 43,8 43,9 9,3
Nicaragua 55,7 30,4 11,6
Panama 66,8 21,3 7,2
Argentine 71 15 11
Bolivie 77 16 4
Brésil 61 26 8
Chili 64 17 16
Colombie 79 13 2
Equateur 79 13 5
Paraguay 89 7 2
Pérou 76 17 4
Uruguay 42 15 37
Venezuela 73 17 7

 

La troisième évolution est moins remarquée en général : c’est le basculement d’une partie de la population vers la non-identification à une Eglise particulière dans une partie notable de la population. Être sans affiliation religieuse : c’est une situation mieux connue en Europe, puisque dans certains pays, cette frange de la population devient majoritaire (République tchèque, Estonie, et dans 20 ans la France ou la Belgique). Cela peut paraitre plus surprenant en AL, mais c’est le cas au Chili et en Uruguay. Il est vrai que ces deux pays sont les plus « sécularisés » du continent. Mais que veut dire sécularisé ?

La quatrième évolution concerne le paysage catholique. Les débats autour des communautés ecclésiales de base (CEBs) et de la théologie de la libération peuvent paraitre un peu lointains, surtout aux plus jeunes. Mais ces débats resurgissent aujourd’hui à cause de la nouvelle politique ecclésiale impulsée par le pape François. Vu de très loin, et en termes très journalistiques et un peu caricaturaux, on peut lire l’actualité en disant : le pape qui est lui-même latino réhabilite ce qui avait été condamné auparavant, à savoir la théologie de la libération, la pastorale populaire fondée sur les CEBs, l’option pour les pauvres, etc…. C’est l’image reflétée par certains médias. Il est vrai que la politique de béatification et de canonisation du pape François donne de la crédibilité à cette interprétation. Le personnage emblématique de Mgr Oscar Romero, « saint patron des Amériques », et sa béatification tardive est la meilleure illustration de tout ceci. Cette vision en noir et blanc oublie tout de même que le paysage a changé en AL, que le pape François n’est pas un théologien de la libération mais plutôt du « théologien du peuple » (mal connue en Europe), qu’on ne peut mettre tous les pays d’Amérique latine dans le même sac qu’au prix de simplifications un peu insultantes !

Quelles seront les conséquences de cette nouvelle manière d’agir du pape François, de cette transformation du regard ecclésial par rapport à la fermeture institutionnelle précédente ?

La montée des Églises évangéliques donne à réfléchir. Quelles sont les conséquences politiques ? Ces Églises sont-elles autre chose que des réseaux assez clientélistes utiles lors des campagnes électorales, ainsi que les élections récentes au Brésil (2018, la présidentielle) l’ont montré ?

Le succès des Églises évangéliques est souvent associé à la place importante donnée aux émotions dans les cultes, dans les dévotions, lors des assemblées de prière… cette prime à l’émotion a-t-elle un rapport avec une politique elle aussi fondée sur l’émotion, la division du monde entre les « bons » et les « mauvais », entre « eux » et « nous »… qui sont les ressorts centraux du populisme ?

Quel sera l’effet pape François ? Proche du peuple, originaire lui-même du continent, il a pris ses distances avec les positions plus doctrinales et homogénéisatrices de ses deux prédécesseurs. Il semble plus favorable à un dialogue avec les Églises évangéliques. Car il voudrait rassembler autour de principes chrétiens partagés. Cela est-il une clé pour stopper la lente érosion des catholiques du continent ?

Antoine Sondag
Février 2019

Sur cette évolution , on pourra aussi lire « Bolsonaro : les évangéliques au pouvoir ? »

(1) Les chiffres de 1970 proviennent de World Religion Database, des recensements du Brésil et du Mexique. Les chiffres de 2014 s’appuient sur l’enquête de Pew Research Center
(2) Données collectées entre 2010 et 2013 au cours de sondages, enquêtes et recensements variés selon les pays
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