L’ Église en Amérique latine : les enjeux

L’Amérique latine compte plus de 425 millions de catholiques, soit environ 40% de la population catholique mondiale. Dans certains pays comme le Paraguay (88%), l’Équateur (81%), le Mexique et le Venezuela (79%), l’Argentine et le Pérou (77%), la Bolivie (76%), la Colombie (75%), Panama (72%), le Brésil et la République Dominicaine (65%), le pourcentage de ceux qui se disent catholiques est très élevé. Il n’y a pourtant qu’un prêtre pour 4000 catholiques, alors qu’en moyenne il y en a un pour 2300 dans le reste du monde.  Le Brésil est le pays qui compte le plus grand nombre de catholiques, 132 millions.

Un deuxième indicateur de l’importance de l’Église catholique en Amérique latine est le fait qu’elle occupe, après la famille, la deuxième place en niveau de confiance. La confiance dans l’Église comme institution est supérieure à 60% dans tous les pays de la région, excepté l’Uruguay (48%) et le Chili (44%)[i].

Cette Église qui semble à juste titre en position de force se trouve cependant confrontée à un certain nombre de défis.

 Église en Amérique latine.Devant la basilique Notre-Dame de Guadeloupe. Mexico

Devant la basilique Notre-Dame de Guadeloupe. Mexico

La prolifération des églises évangéliques et pentecôtistes Selon le CNRS, les évangéliques représentent environ 25% des chrétiens dans le monde (560 millions, dont 107 en Amérique latine – Caraïbes). La pénétration évangélique en Amérique latine est généralisée, mais inégale. Elle est très forte dans des pays comme le Guatemala (entre 30 et plus de 40% selon les sources[ii]), le Brésil, le Chili ou le Mexique, plus faible en Argentine ou en Uruguay, et frôle les 20% en Colombie. « Au Chili, il y a deux institutions que l’on trouve partout. Où que vous soyez, vous verrez toujours un poste de police et une église évangélique »[iii]. Très présents dans les favelas, les quartiers défavorisés et la campagne, les évangéliques communiquent facilement avec la base et sont donc très courtisés par les différentes forces politiques. Au Mexique où ils représentent 10% de la population, leur nombre a augmenté de 72% durant les 10 dernières années. Au Pérou ils représentent 9% de la population et la croissance de leur importance s’y illustre par exemple lors de la fête nationale : le lendemain du Te Deum dans la cathédrale de Lima en présence du président et du gouvernement, se tient un service évangélique, lui aussi en présence du président.

Qu’est-ce qui explique cette importance croissante ? Ceux qui ont quitté l’Église catholique pour ces Églises indiquent qu’ils recherchaient une relation plus personnelle avec Dieu, dans une structure horizontale sans hiérarchie. Le leadership est donné à des personnalités charismatiques, qui ne sont pas forcément ordonnées, ce qui rend l’accès à la fonction de pasteur plus facile. Le culte est vivant, fusionnel, très animé (musique, chants). Mais surtout, l’enseignement des Églises évangéliques rejoint les aspirations de la classe moyenne : elles promettent la guérison immédiate de maladies graves, la solution des problèmes familiaux et la prospérité économique comme résultats de la conversion. Ces groupes ont développé une théologie de la prospérité qui promet le bonheur immédiat et la richesse à ceux qui accordent leur confiance aux pasteurs et prédicateurs. Menant une sorte de croisade contre l’alcool et la promiscuité sexuelle, les Églises évangéliques sont généralement plus souples devant le divorce.

Face à cette percée galopante, l’Église catholique fait le pari de travailler à l’évangélisation. En effet les « transfuges » indiquent que c’est leur nouvelle Église qui est venue vers eux. De même la hiérarchie catholique encourage le Renouveau charismatique, clairement influencé par la religiosité pentecôtiste. Il répond à une nouvelle demande chez les fidèles, du moins certains d’entre eux, moins tournée vers l’action politique et sociale et plus vers l’intériorité, en Amérique latine comme ailleurs.

Ratifier et mettre concrètement en œuvre « l’option préférentielle pour les pauvres » Lors de son voyage de juillet 2015 en Amérique latine (Équateur, Bolivie, Paraguay), le pape François insistait dès sa descente d’avion sur la nécessité d’« une attention spéciale accordée à nos frères les plus fragiles et aux minorités les plus vulnérables, envers lesquels l’Amérique latine conserve une dette ».  Il appelait à collaborer avec tous les hommes de bonne volonté à la transformation des structures socio-économiques, des attitudes politiques et des lois qui portent atteinte à la dignité humaine et au bien commun. Cette dimension sociale et politique de l’Évangile, développée dans « Evangelii Gaudium », qui exige des engagements réfléchis et courageux dans le domaine éducatif, la reconstruction du tissu familial et social, le développement économique équitable, le combat contre la pauvreté, contre le narcotrafic, la recherche d’une plus grande maturité démocratique. L’engagement de tous ceux qui font du respect et de la promotion de la dignité humaine, de la protection de la vie et de la famille, des causes des pauvres et du bien commun des peuples, leur priorité.

ND de Aparecida - Brasil

ND de Aparecida – Brasil

La sécularisation L’impact de la mondialisation des idées et des modes de vie introduit une sécularisation en progrès, au niveau des États et de la vie sociale. Au Brésil, on compte ainsi un pourcentage d’incroyants de 8 %, pourcentage faible en comparaison avec la France, mais pourtant en hausse. En Argentine, 75 % des citoyens se déclarent catholiques (contre 90 % en 1970), mais moins de 10 % sont des pratiquants réguliers. La pratique diminue, la religion est moins au centre de la vie sociale et collective. Un autre aspect de la sécularisation, c’est une religion à la carte, une perception presque individuelle du christianisme.

L’Uruguay est le pays le plus sécularisé du continent, où 37% des citoyens se déclarent sans religion, athées ou agnostiques. Dans tous les autres pays, ce nombre n’arrive même pas à 20%.  Moins d’un tiers des Uruguayens (28%) disent que la religion est très importante dans leur vie, 29% disent prier chaque jour et 13% disent assister chaque semaine à un office religieux. En comparaison, 61% des Brésiliens adultes disent prier chaque jour, et 45% assistent au moins une fois par semaine à un office religieux. L’Uruguay se distingue également par son libéralisme en matière d’opinions et attitudes sociales sur la moralité : il est le seul pays où une majorité est favorable au mariage entre personnes du même sexe (62%), et où la majorité (57%) affirme que les leaders religieux ne devraient avoir aucune influence sur les affaires politiques.

Les peuples originaires et afro-américains pour lesquels il est urgent d’adopter une pastorale adaptée. L’Église doit se renouveler en devenant tout entière indienne et noire, c’est-à-dire qu’elle doit partir de la périphérie, abandonner la sécurité que donne le pouvoir ou l’estime et l’appui de ceux qui ont le pouvoir. Le renouveau ne pourra venir que de l’effort pour se placer du côté des vaincus. Les Indiens représentent 40 millions de personnes, soit le même nombre que lors de la conquête espagnole, mais ils étaient lors la seule population du continent… Le premier défi pour l’adaptation de la pastorale vient de l’extraordinaire variété, non seulement des ethnies, des langues et des cultures, mais aussi des « processus évangélisateurs ». Les populations indiennes remarquent que dans certaines Églises locales, les engagements propres à la pastorale indienne sont en diminution. On observe un grand contraste entre la conscience grandissante de leur identité et de leurs droits exprimée par les populations et la difficulté dans certains milieux d’Église pour assumer et accompagner les processus de « croissance » personnelle et communautaire.

Les flux migratoires Des millions de personnes sont concernées en Amérique latine et dans les Caraïbes, qui migrent à l’intérieur ou à l’extérieur de leur pays, poussées par la situation économique ou politique, par la violence, la pauvreté, à la recherche de meilleures conditions de vie. Les répercussions sur la vie familiale sont nombreuses, avec des familles et des couples séparés, des enfants élevés par les grands-parents ou des oncles et tantes. Des mafias de « passeurs » se sont mises en place, un véritable trafic de personnes qui inclut la prostitution et le travail esclave. Les déplacements forcés de paysans expulsés de leurs terres engendrent un afflux à la périphérie des grandes villes et une dégradation du tissu social.

Le consumérisme La raréfaction des emplois et des sources de revenus entraîne endettement et consumérisme, ce qui contribue à rompre les liens de solidarité et de réciprocité. La violence domestique et institutionnelle augmente ; le trafic et la consommation de drogue progressent alors que les autorités se refusent à poursuivre les vrais narcotrafiquants et criminalisent les populations. Le respect des droits sociaux et économiques s’est transformé en assistanat, avec des politiques et des programmes qui cherchent seulement à compenser certains impacts négatifs mais ne permettent pas d’avancer vers l’émancipation.

Migrants montant dans un train.

Migrants sud-américains montant dans un train. © Scalabriniens

Le narcotrafic Dans un certain nombre de pays, l’Église est très populaire en raison de sa lutte contre le narcotrafic, où elle essaie de soustraire les jeunes à ce trafic, alors que les politiques n’en parlent pas. L’Église latino-américaine est vue comme une Église courageuse, avec un discours engagé contre la corruption et le narcotrafic. Les défis du narcotrafic, qui a poussé le Mexique dans une vague de violence, « exigent un courage prophétique et un projet pastoral sérieux et de qualité pour contribuer à tisser, peu à peu, ce fragile réseau humain, sans lequel nous serions tous d’emblée vaincus par un menace si insidieuse »[iiii].

La préservation de la planète L’Église s’engage et combat auprès de ceux qui cherchent à défendre ou récupérer leurs terres et « territoires », actuellement menacés par l’extraction minière chimique des métaux, par des projets hydroélectriques et autres.

La conversion pastorale Une conversion qui est indispensable quand il s’agit de soutenir et de rénover une évangélisation inculturée, ou selon les termes de Mgr Juan Espinoza, secrétaire général du CELAM (Conseil épiscopal latino-américain), « une véritable évangélisation qui imprègne la vie des personnes et ne soit pas juste un rite ». Pour mener à bien cette conversion pastorale, il est urgent de « revenir à Aparecida », dont le document final[iiiii] constitue une réponse structurée aux défis qui sont ceux de l’Église : « Éviter une Église autosuffisante et autoréférentielle et rêver d’une Église missionnaire capable d’atteindre toutes les périphéries humaines », lancer « une révolution » pour évangéliser l’Amérique, « un cri » pour « guérir les blessures » et « construire des ponts ». Aparecida met ainsi l’accent sur la nécessité de la mission pour l’évangélisation, en rejoignant les grandes intuitions de la théologie de la libération. Certes, celle-ci n’a plus la même importance que par le passé. Les enjeux ont évolué. Toutefois les intuitions de la théologie de la libération sont très présentes dans la pensée catholique en Amérique latine : l’option pour les pauvres, la méthode voir-juger-agir, les Communautés ecclésiales de base (CEB), les pastorales sociales, la participation dans les luttes pour la justice et les changements structurels comme partie intégrante de la mission évangélisatrice.

Il est important de faire place à un nouvel élan de témoignage et de foi dans les différents milieux sociaux et de nombreuses initiatives pastorales se développent dans ce sens depuis ces dernières années.

François lors de sa visite en Equateur

François lors de sa visite en Équateur

Le pape François n’est ni un progressiste, ni un conservateur. Mais il montre une nouvelle Église, plus à l’écoute des revendications populaires, qu’il s’agisse de la lutte contre les exclusions ou de la nécessaire protection de l’environnement, et son élection a suscité beaucoup d’espoir chez les chrétiens progressistes.

Les divisions internes Dans un certain nombre de pays, l’Église est marquée par le cléricalisme et la recherche du pouvoir, si bien que le pape François, lors de sa visite en Équateur, mettait en garde les prêtres, religieux et religieuses, contre le danger de tomber dans l’« Alzheimer spirituel » en oubliant leurs origines modestes, et les appelait à être plus proches de la population. Elle est également traversée par des courants conservateurs, peut-être héritiers du combat contre la théologie de la libération et de la reprise en main qui a suivi. Ce ne sont pas seulement des théologiens connus qui ont été « rappelés à l’ordre », mais aussi des communautés de base qui ont été dissoutes ou sont passées au combat politique à l’extrême-gauche, en s’éloignant de l’Église, par exemple en République dominicaine. Des milieux populaires prêts à s’engager, des militants actifs, se sont coupés de l’Église officielle, cela a sans doute été au bénéfice des mouvements évangéliques. Même si la crise des vocations est moins marquée qu’en Europe, tout comme la baisse de la pratique religieuse mentionnée dans la première partie, les départs de prêtres se sont accrus et se poursuivent.

Il y a encore un certain nombre d’enjeux que les Églises des différents pays pourraient (devraient ?) prendre en compte, comme la mondialisation, l’urbanisation, le retour des interrogations sur l’avenir démocratique du continent, la place de la femme et du laïcat, les communautés de base… Il est impossible de tout aborder en quelques pages, mais elles peuvent nous inviter à creuser l’un ou l’autre thème.

 

Annie Josse
janvier 2017

[i] Rapport de Pew Research Center, Religion in Latin America, 2014
[ii] Id. et Las religiones en tiempos del Papa Francisco, Corporación Latinobarómetro
[iii] Jorge Muñoz, président de l’Association Intercommunale des Pasteurs du Chili (Agripach)
[iiii] Le pape François en février 2016, visite pastorale au Mexique.
[iiiiii] Réunie en mai 2007 dans le sanctuaire marial d’Aparecida au Brésil, la 5e Conférence générale des évêques latino-américains avait élu le cardinal Bergoglio comme président de la commission de rédaction du document final.
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