Au-delà de la pandémie, une conversion existentielle

Dans La Peste, son œuvre emblématique, Albert Camus décrit la profondeur et l’ambivalence de l’expérience même d’être humains, et ce qui peut-être nous détermine comme tels. Son récit se déroule dans le contexte d’une expérience-limite où la question existentielle est : qu’est-ce qui donne du sens à la vie, qu’est-ce qui en fait la vie, et qu’est-ce qui maintient la force ou la motivation d’une personne pour vivre, malgré des situations extrêmes comme celle à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui ?

Réflexions à partir de La Peste

Doctor Schnabel. Au-delà de la pandémie, une conversion existentielle : réflexions à partir de La Peste, de Camus.

Médecin au moyen-âge

Aujourd’hui plus que jamais, c’est la même inquiétude qui nous taraude pour nous interroger, non sur le sens et la raison de cette pandémie du Covid-19, puisqu’elle a une explication que la science nous dévoilera toujours davantage, mais sur le sens et la direction de notre existence au milieu de cette crise, et sur la manière dont, dans ce brouillard, nous décidons de nous situer et d’agir comme personnes et comme société.

Je partage ce que je pense être l’approche centrale de cette réflexion existentielle, où Camus, en 1947, nous secoue tous, femmes et hommes de 2020, avec la question de notre manière de nous situer face à cette pandémie et de notre capacité à regarder plus loin :

Dans ce monde où tout semblait défini par les possibilités humaines et le développement de l’intelligence, par une technologie qui soutient nos modes de vie de plus en plus individualisés et aliénants ; dans les sociétés dominantes, surtout, sous les prémisses d’une quasi-autonomie, de l’autodétermination, et de nationalismes aux relents autarciques ; là, où apparemment tout était réglé, et où se tissent à partir de l’image les relations superficielles qui entendent soutenir toute notre existence, c’est en ce lieu et à ce moment précis de l’histoire, au cœur de cette réalité, qu’éclate une présence virale microscopique qui vient tout transformer, tout perturber, tout remettre en question… au moins momentanément.

Pourquoi ce virus nous place-t-il devant notre petitesse précisément en ce moment de l’histoire où tout paraît déterminé par nos propres capacités et connaissances ? Et pourquoi, paradoxalement, surgit-il au moment où nous avons atteint les limites de la capacité de notre planète et les niveaux d’iniquité les plus obscènes ?

Nous n’avons aucune idée de la portée et des implications réelles de cette pandémie, nous ne savons pas pendant combien de temps elles redéfiniront nos vies. Nous n’avons aucune certitude, puisque notre perception est limitée par nos compréhensions partielles, nos catégories fragmentées, notre compréhension du monde basée sur notre définition personnelle de la normalité, selon un scénario plus ou moins stable qui n’est plus et ne sera plus, au moins à court terme. Il n’y a aucun moyen de prédire un avenir matériel avec certitude quand nous sommes dans l’œil de la pandémie, et donc tout ce qui nous reste c’est le questionnement existentiel sur notre identité profonde.

Ce qui est essentiel en ce temps de pandémie, en vue de l’après qui doit venir, c’est de définir comment, sur quelle force intérieure et extérieure plus grande que nous, nous allons affronter ces mois et années à venir ; de clarifier comment nous comporter en tant que fils et filles de ce temps par rapport à nous-mêmes, aux autres ; et quel sens du grand mystère qui nous dépasse soutiendra notre route.

Pour y répondre, parcourons l’histoire troublante de la question essentielle de l’être de Camus, en abordant l’un de ses personnages, le jésuite Paneloux. Ce prêtre, et sa relation avec la peste et ceux qui en sont affectés, nous offre deux points de vue qui sont dans cette réflexion les deux manières de répondre à la pandémie du COVID-19.

Se désengager de la souffrance

Premier point de vue : rationnel, normatif, punitif, selon une foi intellectuelle qui nous empêche de prendre part à la souffrance concrète de l’humanité dans cette pandémie.

Dans son premier sermon, le père Paneloux parle aux autres, sans s’impliquer en profondeur. Il commence par dire : « Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l’avez mérité ». Il vit cette situation comme quelque chose qui ne le concerne pas et qu’il est appelé à interpréter sans en être transformé, comme celui qui doit dicter une ligne de conduite à partir d’une position privilégiée, distante, voire de pouvoir ou de supériorité. Sans se salir les pieds dans la boue de la réalité.

En ces temps de pandémie Covid-19, nous voyons des expressions de dirigeants politiques, religieux et sociaux qui, indépendamment de leur idéologie, ont perdu le sens de la souffrance humaine qui est devant eux, et agissent à partir d’intérêts si fugaces ou particuliers que leurs paroles s’estompent en même temps que leur légitimité à mesure que la pandémie progresse. Il y a malheureusement trop d’exemples de dirigeants, femmes et hommes, qui, par incapacité, par attachement à des intérêts particuliers, par peur ou par vide intérieur, se dissocient de la souffrance de l’autre.

De nombreux dirigeants disent, ou pensent, comme Paneloux dans ce premier sermon, que « depuis le début de toute l’histoire, le fléau de Dieu met à ses pieds les orgueilleux et les aveugles », et il poursuit, comme tant de faux leaders aujourd’hui : « Si, aujourd’hui, la peste vous regarde, c’est que le moment de réfléchir est venu. Les justes ne peuvent craindre cela, mais les méchants ont raison de trembler ».

Cette notion de châtiment divin, si opposée au Dieu de Jésus, est présente dans les chiffres qui tentent d’oublier les énormes inégalités structurelles, la situation intenable de pauvreté et d’injustice et la prédominance du dieu-argent, pour pouvoir dire, comme Paneloux avant sa conversion, que « Dieu qui, pendant si longtemps, a penché sur les hommes de cette ville son visage de pitié, lassé d’attendre, déçu dans son éternel espoir, vient de détourner son regard ».

Dans cette pandémie, dont l’expansion est rapide et difficile à arrêter, il faut incontestablement mettre un terme à cette notion de châtiment divin, car cette crise mondiale touche tout le monde et, en même temps, elle révèle la profonde situation d’inégalité où la pandémie touche le plus fortement ceux que le Dieu de Jésus aime le plus, ceux que le Christ lui-même a appelés les plus aimés, les « bienheureux ».

Après cette crise, il sera essentiel de démasquer chacun des dirigeants politiques, religieux et sociaux qui agissent selon cette vision, ils devront être détrônés, écartés de tout lieu de service ou de pouvoir, et appelés à rendre compte de leurs actions au moment où le monde avait besoin de personnes qui se laisseraient toucher par les cris des pauvres et de la terre, et agiraient en conséquence.

Un autre monde possible

Deuxième point de vue : celui de l’abandon, du sentiment de communier à l’expérience vitale de la souffrance humaine et du cri du monde, avec une foi soutenue par l’espérance d’un autre monde possible, au-delà de la pandémie.

Le même personnage, le père Paneloux, vit au cours de l’histoire une expérience de rupture intérieure et de transformation dans sa propre chair, puisqu’il est témoin de la souffrance et de l’absurdité de la mort des plus vulnérables à cause de la peste, et qu’en conséquence de cette souffrance, il nous laisse un héritage fondamental pour que l’humanité se sente aujourd’hui interpellée par cette pandémie, en nous présentant une manière de réagir.

Face à la mort d’un enfant, d’un innocent, tout change. Le récit rend compte de la souffrance endurée par ce petit garçon à cause de la peste, affirmant qu’il s’agit d’un véritable « scandale » car

« Ils n’avaient jamais regardé en face, si longuement, l’agonie d’un innocent (…) De grosses larmes, jaillissant sous les paupières enflammées, se mirent à couler sur son visage plombé, et, au bout de la crise, épuisé, crispant ses jambes osseuses et ses bras dont la chair avait fondu en quarante-huit heures, l’enfant prit dans le lit dévasté une pose de crucifié grotesque. »

Comme Paneloux devant cette pandémie, nous sommes appelés à regarder en face les plus vulnérables, ces si nombreux innocents qui perdent la vie. Nous réfugier dans une bulle ne changera pas le fait que ces visages doivent nous interpeler et nous demander, comme à Paneloux, ce que nous avons fait face à cette situation.

Il est vrai qu’aujourd’hui il est essentiel de prendre soin de soi (rester à la maison pour ceux qui en ont une) pour prendre soin des autres, mais cet instant de notre histoire humaine est une véritable ligne de démarcation, il y a un avant et un après, et les crucifiés grotesques, victimes de la pandémie, nous invitent à étreindre la vie, pour la mettre au service des autres. Une vie d’authentique altérité naîtra, tout comme en ces jours de Pâques, pour les croyants, le sens de la mort et de la passion de Jésus est un passage vers la nouvelle vie possible, la Résurrection. Saurons-nous être partie prenante d’une véritable Pâque pour notre humanité, dans laquelle pourrait naître un monde nouveau qui devra être tissé progressivement comme fruit d’une grande conversion ?

Paneloux, devant cet enfant innocent sur le point de mourir, vit le même changement auquel nous sommes invités, car regardant « cette bouche enfantine, souillée par la maladie, pleine de ce cri de tous les âges, il se laissa glisser à genoux (…) et dit : Mon Dieu, sauvez cet enfant. »  L’impuissance continuera à habiter nos journées, mais si nous sommes capables de reconnaître le cri de toute vie et de toute histoire dans la mort injuste de tant de personnes, nous accepterons de crier vers Dieu pour qu’il nous change radicalement par cette pandémie indésirable qui n’est pas un châtiment, mais rend compte d’un signe des temps, avec tant d’autres de mort quotidienne, en particulier pour les plus vulnérables.

Le deuxième sermon de Paneloux, après cette expérience de conversion, fut prononcé au moment où les habitants de cette ville frappée par la peste se mirent « à craindre que ce malheur n’eût véritablement pas de fin et, du même coup, la cessation de l’épidémie devint l’objet de toutes les espérances ». Paneloux, à cette deuxième occasion, « parla d’un ton plus doux et plus réfléchi que la première fois et, à plusieurs reprises, les assistants remarquèrent une certaine hésitation dans son débit. Chose curieuse encore, il ne disait plus « vous », mais « nous ».   L’expérience personnelle l’avait transformé, humanisé pour qu’il puisse embrasser la douleur profonde. Lui-même était passé de la place de juge et interprète à celle des créatures qui souffraient dans leur propre chair de la douleur de la peste. Fragilité bénie, merveilleuse rupture intérieure qui le faisait hésiter, car dans l’incertitude de l’avenir, son présent s’incarnait encore plus dans la boue de la vie des plus vulnérables et des personnes touchées par la pandémie.

Dans ce sermon, il parla de la façon dont la peste vivait parmi nous depuis un certain temps, ce qui nous permettait de mieux la comprendre, et pour le croyant de chercher le sens de cette horrible situation. Il dit « qu’il ne fallait pas essayer de s’expliquer le spectacle de la peste, mais tenter d’apprendre ce qu’on pouvait en apprendre » et ajouta « qu’il y avait des choses qu’on pouvait expliquer au regard de Dieu et d’autres qu’on ne pouvait pas ».  Comme cela nous fait du bien de nous montrer vulnérables et sans toutes les réponses, puisqu’ainsi toutes les prétendues vérités absolues de Dieu dans les mains des uns, à l’exclusion des autres, tombent parce qu’elles sont bâties sur le sable, pour faire place à l’insondable.

Des changements profonds

Les profonds changements – metanoia – que notre monde doit assumer dans cette pandémie pour envisager avec un regard d’espérance l’avenir incertain.

Tout ce qui a été dit ci-dessus avait pour but d’arriver à ce point, presque impossible : penser aux changements de fond nécessaires à notre société planétaire, quand elle sortira de la phase la plus critique de cette pandémie. Si nous regardons attentivement, dans les points précédents, nous pouvons identifier les attitudes et les schémas de vie personnelle, communautaire et de structure sociétale que nous devons éradiquer complètement parce qu’ils sont inéquitables, égocentriques et individualisants, destructeurs, faux et non durables ; et, d’autre part, certaines des attitudes nécessaires pour tisser une nouvelle humanité qui pourrait émerger de cette crise. Une humanité beaucoup plus incarnée dans la souffrance humaine, en processus de conversion permanente, et dans une recherche de transcendance au-delà du matériel, pour créer un chemin apparemment impossible vers une société plus solidaire, plus juste et plus axée sur l’altérité.

Paneloux, déjà racheté par la rencontre avec la souffrance concrète du prochain vécue comme une souffrance propre, nous dit : « Mes frères, l’instant est venu. Il faut tout croire ou tout nier. Et qui donc, parmi vous, oserait tout nier ? »   Au-delà des chemins religieux particuliers, cette pandémie nous demande un regard nécessairement ancré dans le sens du mystère, dans la reconnaissance du transcendant et dans l’étreinte de l’altérité. Sinon, nous commettrons la même infamie de prétendre tout contrôler et, surtout, nous continuerons à souhaiter que tout redevienne pareil jusqu’à ce qu’une nouvelle pandémie, ou la catastrophe climatique imminente, nous atteigne.

Le pape François, dans une interview avec Austen Ivereich il y a quelques jours (8 avril 2020), s’exprimait dans le même sens sur cette pandémie : « Aujourd’hui, je crois que nous devons ralentir notre rythme de production et de consommation (Laudato Si’ 191) et apprendre à comprendre et à contempler la Création, nous reconnecter avec notre environnement réel. C’est l’occasion d’une conversion. (…) Ce que nous vivons maintenant est un lieu de métanoia (conversion) Alors ne la laissons pas nous échapper et allons de l’avant ».

Le chemin vers la nouveauté, qui germe déjà au milieu de cette crise, mais qui nécessitera un changement sociétal radical, devra se baser sur trois éléments d’un trépied :
1- La prise de conscience de notre propre fragilité et finitude comme point de départ pour créer et recréer du nouveau à partir de notre conscience d’être de l’argile limité. En cela, de nombreuses cultures et traditions peuvent nous indiquer la voie et, par là même, faire s’effondrer le modèle centré sur la consommation et l’accumulation illimitée, des économies de marché qui phagocytent les êtres humains et avec une vision d’une planète illimitée qu’il faut détruire ; nous devons mettre fin à la « culture du déchet » afin de tisser une culture de la sobriété et de la solidarité à partir de la conscience de notre propre fragilité.
2- La conscience de notre inaliénable interconnexion. Jamais auparavant comme aujourd’hui, la société ne s’est rendu compte que nous sommes absolument imbriqués. Un minuscule virus nous a débarrassés de l’illusion que chacun se suffit à lui-même, ou que l’on peut rester isolé sans assumer les conséquences de ses actes (ou omissions) par rapport à la vie des autres. La nature, depuis toujours, tente de nous communiquer cette interconnexion et la fragilité de l’équilibre des écosystèmes. L’éventuelle nouvelle société post-Covid-19 devra se nourrir de liens existentiels qui nous permettent de repenser toutes les relations, institutions et structures, sinon nous serons à nouveau à la merci de la prochaine pandémie, et encore plus fragilisés dans notre capacité de résilience.
3- La conscience du mystère comme la force plus grande que nous et qui soutient tout, à partir de laquelle nous devons envisager une nouvelle direction. Nul ne se sauve seul, et dans l’obscurité de ces jours, la recherche la plus essentielle de beaucoup est nourrie du désir d’une rencontre profonde et de donner un nouveau sens à la vie. Au-delà des religions respectives, mais en reprenant le plus précieux et stimulant de chacune d’elles, créer les nouvelles conditions d’une spiritualité planétaire basée sur la corrélation, la coresponsabilité, l’altérité et la capacité de contemplation.

Vers la fin de son œuvre, Camus nous offre une dernière leçon : « Oui, la peste était finie, avec la terreur, et ces bras qui se nouaient disaient en effet qu’elle avait été exil et séparation, au sens profond du terme. »

Mauricio López Oropeza
secrétaire général du REPAM (Réseau ecclésial panamazonien)
original dans Vida Nueva digital
(Traduction Annie Josse)